Il n'y a rien comme une crise pour tracer la ligne entre les choses importantes et les choses accessoires.
C'est ce qui est arrivé au Canada avec la pandémie de COVID‑19 – du moins dans les premiers jours.
Si vous vous souvenez bien, la farine avait disparu des tablettes d'épicerie et les frontières ont été fermées aux travailleurs agricoles temporaires. Soudainement, la population canadienne craignait de se retrouver sans rien à manger.
Nous avons réalisé que nous dépendons de la stabilité de notre chaîne d'approvisionnement alimentaire, dont les exploitations agricoles constituent le premier maillon.
Près de la moitié des calories que nous consommons quotidiennement provient directement des végétaux, principalement des céréales vivrières communes comme le blé, le riz et le maïs. Même les protéines animales que nous mangeons sont le résultat de systèmes de cultures productifs, puisque la majorité des animaux d'élevage sont nourris de céréales et de tourteaux d'oléagineux.
Étant donné que les végétaux constituent l'un des piliers de notre sécurité alimentaire, il n'est pas étonnant que les Nations Unies aient proclamé 2020 Année internationale de la santé des végétaux.
Et la protection des végétaux, aujourd'hui et pour l'avenir, repose principalement sur la science.
C'est pour cette raison que le Centre de lutte antiparasitaire (CLA) d'Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) s'associe aux chercheurs dans le cadre de son initiative sur la réduction des risques liés aux pesticides. Nous soutenons des pratiques agricoles durables qui favorisent le rendement des cultures tout en réduisant leur empreinte environnementale.
Le cas du criocère des céréales est l'un des exemples de l'instauration de telles pratiques.
L'insecte vorace qui menace notre pain quotidien
L'histoire commence en 2005, quand le criocère des céréales, un insecte envahissant venu d'Europe et d'Asie, débarque dans le sud de l'Alberta.
Le criocère des céréales se nourrit d'une vaste gamme de graminées, mais il a un faible pour les cultures céréalières comme le blé, l'avoine et l'orge. Ces dernières sont justement des cultures majeures au Canada, puisqu'on en fait de la farine et d'autres aliments qui garnissent nos garde-manger autant que les mangeoires de nos animaux d'élevage.
Le criocère est d'abord apparu dans l'État du Michigan dans les années 1960, avant de se propager rapidement partout aux États-Unis. Certains rapports ont révélé que l'avide bestiole avait décimé 23 % des cultures de blé d'hiver et causé des pertes plus grandes encore dans celles des céréales de printemps.
Les producteurs ont essayé d'éliminer le ravageur avec des insecticides et la mise en quarantaine des zones infestées, mais le criocère a poursuivi son chemin. Les chercheurs se sont donc tournés vers des mesures de lutte biologique classiques : ils ont tenté de restaurer l'équilibre naturel en introduisant dans le territoire d'accueil du criocère des ennemis naturels provenant de sa terre d'origine.
C'est ainsi que diverses espèces de petites guêpes parasitoïdes provenant d'Europe ont été introduites dans les États du Midwest et du centre du littoral de l'Atlantique, car, en tant qu'ennemis naturels, elles étaient reconnues pour éliminer le criocère et contenir les populations. Tetrastichus julis et Anaphes flavipes sont les deux agents de biocontrôle qui se sont avérés les plus efficaces.
De retour à notre histoire : la dispersion d'un méchant agent de biocontrôle
Même si la quantité initiale de criocères des céréales en Alberta était faible, les chercheurs ont gardé l'œil sur les populations, qui se multipliaient d'année en année.
Mais par chance, au moment de son entrée dans la province, le ravageur a été suivi de son ennemi naturel, la guêpe parasitoïde non piqueuse Tetrastichus julis.
À cause du potentiel ravageur du criocère dans les cultures céréalières et de l'absence de produits homologués pour l'éradiquer – du moins à ce moment-là –, des chercheurs d'AAC comme Héctor Cárcamo, basé à Lethbridge, ont voulu mieux connaître les populations ainsi que les modes de survie et de propagation de T. julis.
C'est à ce moment que le CLA entre en scène.
En 2009, le criocère des céréales avait atteint d'autres régions de l'Alberta, de même que le Manitoba et la Saskatchewan. Mais au même moment, Cárcamo a découvert que là où le minuscule T. julis – la guêpe mesure tout juste deux à trois millimètres, ou 1/8 de pouce – avait élu domicile, le criocère faisait profil bas en ne causant que peu de dommages aux cultures qui ne nécessitaient à peu près aucun insecticide.
Qui plus est, grâce à leurs analyses, Cárcamo et son équipe de recherche ont aussi découvert que T. julis s'attaque seulement au criocère des céréales, mais lève le nez sur les autres insectes comme sur les humains, ce qui en fait un candidat de choix pour la lutte biologique classique.
Ainsi, en 2013, en réponse aux priorités de l'industrie et dans le cadre de la Stratégie de réduction des risques pour la gestion des insectes ravageurs des feuilles des grandes cultures dans les Prairies dirigée par l'équipe de réduction des risques liés aux pesticides, le CLA a octroyé à Cárcamo le financement nécessaire pour recueillir et élever des guêpes avant de les disperser dans de nouveaux champs et de nouvelles régions consacrées aux cultures céréalières où émergeait le criocère.
En collaboration avec des experts provinciaux de l'Ouest canadien, Cárcamo et son équipe ont capturé des larves de criocère parasitées par la guêpe et ont commencé à établir des colonies dans les laboratoires du Centre de recherche de Lethbridge.
Entre 2013 et 2015, ils ont relâché 14 000 guêpes adultes ou à l'état de larve dans les champs de blé de l'Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba, et ils continuent de le faire depuis.
Les chercheurs ont aussi étudié le paysage autour d'environ 76 champs de céréales afin de discerner les aspects ayant une incidence sur les populations de criocères et de guêpes. Ils ont appris que la diversification des cultures et l'existence d'habitats semi-naturels aident à réduire la présence du ravageur dans les cultures céréalières.
Mais si personne n'en entend parler…
Pour qu'un programme de lutte biologique soit véritablement un succès, il est essentiel que les producteurs acceptent d'en adopter les pratiques et laissent tomber les insecticides. Il s'agit d'une volonté qui se cultive, notamment quand les scientifiques diffusent le fruit de leurs recherches… comme les Nations Unies l'ont justement recommandé pour protéger la santé des végétaux.
On ne sera pas surpris d'apprendre que c'est précisément ce que Héctor Cárcamo et son équipe ont fait.
Tout au long de leurs travaux, ils ont participé à des réunions de l'industrie, à des conférences et à des journées champêtres pour passer le mot à propos du criocère des céréales et du succès de T. julis dans la lutte contre celui-ci.
Ils ont aussi publié une fiche technique intitulée La lutte biologique à son meilleur, soumis plusieurs articles à des journaux agricoles et réussi à faire inclure des données sur le ravageur et son ennemi naturel dans l'édition 2015 de l'ouvrage illustré Guide d'identification des ravageurs des grandes cultures et des cultures fourragères et de leurs ennemis naturels et mesures de lutte applicables à l'Ouest canadien.
Toutes ces activités ont suscité un intérêt marqué pour l'utilisation de T. julis comme agent de lutte contre le criocère des céréales chez les producteurs agricoles.
Mais malgré tout, Cárcamo savait qu'il pouvait en faire plus.
En effet, même si T. julis semblait en mesure de juguler les populations de criocères, Cárcamo souhaitait offrir d'autres options aux producteurs.
Comme c'est le cas de toutes les guêpes parasitoïdes, la femelle pénètre la larve d'un insecte pour y pondre ses œufs. Quand la larve de guêpe éclot, elle dévore l'insecte de l'intérieur avant d'en émerger, tuant ce dernier dans le processus.
Mais cette macabre façon de faire prend de deux semaines et demie à trois semaines à se réaliser, ce qui laisse amplement de temps à la larve d'insecte en croissance pour endommager les feuilles des végétaux dont elle se nourrit.
Cárcamo et son équipe ont donc cherché d'autres prédateurs potentiels susceptibles de se nourrir des œufs et des larves du criocère, le tuant donc sur le champ.
À l'aide du financement supplémentaire octroyé par le CLA, l'équipe s'est d'abord concentrée sur des travaux en laboratoire avant de se rendre aux champs. Elle a ainsi pu confirmer que d'autres prédateurs – la coccinelle, les carabidés, les araignées et les nabidées — mangent eux aussi les œufs et les larves du ravageur, offrant une ligne de défense supplémentaire dans la lutte contre le criocère des céréales.
Préserver notre chaîne d'approvisionnement alimentaire
Il semble que T. julis et les autres prédateurs naturels accomplissent bien leur travail : les populations de criocères des céréales n'ont pas causé d'autres pertes agricoles graves ni nui à la qualité des cultures. Et de manière tout aussi importante, grâce au minuscule T. julis et au travail des scientifiques comme Héctor Cárcamo, les producteurs n'ont plus besoin de pulvériser du malathion, le seul pesticide chimique homologué contre ce ravageur.
Avec l'embauche récente de Haley Catton, Ph. D., à Lethbridge, Cárcamo a trouvé une partenaire pour poursuivre ses recherches sur les ravageurs des céréales. Ensemble, les deux chercheurs ont récemment porté leur attention sur la fixation d'un seuil économique ou d'un seuil d'intervention fondé sur la science afin de déterminer à quel moment le recours aux insecticides devient nécessaire pour supprimer un ravageur.
Un tel outil sera utile aux producteurs, puisqu'il n'est financièrement pas justifié de pulvériser des insecticides sans tenir compte du risque ou de l'importance des dommages causés aux cultures, particulièrement si on pense que les insecticides élimineront aussi T. julis et d'autres prédateurs naturels, ce qui pourrait permettre au criocère de ressurgir encore plus menaçant qu'avant.
Pour le CLA et les Nations Unies, il s'agit de l'objectif ultime : soutenir les producteurs et les inciter à privilégier des pratiques de gestion des cultures et de lutte antiparasitaire qui comptent sur les ennemis naturels pour garantir une chaîne d'approvisionnement alimentaire sûre. En somme, des pratiques qui sont efficaces, économiques et écologiques.