Fermez les yeux et imaginez un champ au temps de la moisson. Que voyez-vous?
Avec l’incroyable diversité des productions agricoles et alimentaires canadiennes, de nombreuses réponses sont possibles, des pommes aux courgettes. Pourtant, ce que vous imaginez en premier, c’est probablement une image de blé blond, ondulant au vent et porteur d’une promesse de bonne récolte.
Le blé est une graminée et c’est la céréale la plus consommée dans le monde. Il s’agit d’un aliment de base connu partout dans le monde en raison de sa valeur nutritionnelle, de sa facilité d’accès et de son agréabilité pour le palais. Parmi les denrées qui ont assuré la subsistance humaine d’une année à l’autre, le blé est aux premières loges. Dès que l’homme a commencé à transformer les premiers grains de blé en pain, il a cherché à protéger cette plante vitale et à développer son potentiel. Il n’est donc pas surprenant que la recherche sur le blé soit l’un des domaines les plus dynamiques de la phytopathologie, l’étude des maladies des plantes.
Le Canada a une histoire riche en études sur les céréales. La nécessité de trouver une meilleure souche de blé est l’une des principales raisons qui ont mené les députés à adopter la Loi sur les stations agronomiques en 1886, à l’origine de la création du réseau national des stations de recherche d’AAC qui existe encore aujourd’hui. Après l’adoption de cette loi, personne n’aurait pu imaginer qu’il suffisait d’une paire de bottes de marche, d’une bouche et d’une immense dose de patience pour obtenir une bonne récolte.
L’entreprise familiale
Qu’est-ce que l’amélioration des végétaux?
L’amélioration des végétaux est la science qui consiste à multiplier ou à « croiser » des plantes entre elles, et à sélectionner parmi les progénitures obtenues des sujets qui présentent des caractères nouveaux et améliorés, que l’on appellera « variétés ». Les plantes peuvent être sélectionnées en vue de les adapter à un environnement particulier, de les rendre résistantes à des maladies, voire de les enrichir de qualités pratiques, comme pour la panification. Le sélectionneur choisit les plants parents, en prélevant le pollen (partie mâle) d’une plante et en le plaçant sur le pistil (partie femelle) d’une autre plante. Les semences obtenues, contenant l’ADN des deux plants parents, mûrissent en présentant aléatoirement les caractères héréditaires souhaités, dits « traits génétiques ». Les semences sont cultivées pendant plusieurs générations, et à chaque génération, des sujets sont sélectionnés, récoltés et font l’objet d’essais jusqu’à l’obtention de plantes qui présentent les traits optimaux. Le processus entier peut prendre jusqu’à 12 ans!
À la fin des années 1800, William Saunders, le premier directeur de la recherche agronomique au Canada, savait que la clé du succès de la culture du blé au pays résidait dans la capacité de trouver une variété adaptée au climat des vastes étendues plates et fertiles des Prairies canadiennes. Sur sa petite ferme familiale située près de London (Ontario), il a approfondi la science de l’amélioration des végétaux pour trouver de bons candidats, une compétence qu’il a transmise à ses enfants, dont l’un d’eux n’était nul autre que Charles Saunders.
Bien que Charles ait envisagé de devenir musicien, son père croyait qu’une carrière scientifique exploiterait mieux ses talents. Percy Saunders, le frère de Charles, travaillait déjà dans les stations de recherche du pays pour obtenir de meilleures variétés de blé. En 1892, il avait réussi à croiser le blé ‘Hard Red Calcutta’, une variété originaire de l’Inde, à maturation précoce, avec le blé ‘Red Fife’, la variété qui faisait office de norme pour la mouture du blé de printemps en Ontario. L’un des résultats de ses travaux fut le blé Markham, une variété adaptée aux Prairies, mais dont les qualités ne durèrent que quelques saisons. Il manquait une pièce au puzzle, une pièce qui permettrait d’allier abondance, résilience et stabilité dans le temps. Et Charles allait jouer un rôle vital dans la découverte de cette pièce manquante.
Jusqu'à la redécouverte des lois de l'hérédité (la théorie de la manière dont les parents transmettent les caractéristiques génétiques à leur progéniture) en 1900, les chercheurs de l'époque en savaient peu sur les traits génétiques et les gènes dominants et récessifs. Charles prit connaissance de ces lois lorsqu’il participa à la première conférence sur l’amélioration des plantes tenue en Amérique du Nord en 1902 et intégra immédiatement ces principes théoriques à ses travaux. Il s’est rapidement rendu compte de la valeur de la resélection (choix de plantes spécifiques) et de la purification du matériel génétique de variétés anciennes (élimination de traits indésirables des plantes). Grâce à ses qualités reconnues pour la prise de notes méticuleuses et le travail manuel, il devint un expérimentateur, puis un céréaliste (spécialiste des céréales) à la Ferme expérimentale centrale d’Ottawa en 1905.
Aujourd’hui, les laboratoires sont équipés d’instruments sophistiqués qui permettent aux chercheurs de mesurer la qualité boulangère des nouvelles variétés de blé. Mais à l’époque où Charles menait des essais en champ au début des années 1900, pratiquement aucun équipement n’était accessible, pas même un moulin pour moudre le blé en farine ou un four à pain pour effectuer des essais de cuisson.
Sans être découragé le moins du monde, Charles a imaginé utiliser un outil génial pour effectuer des essais avec ses nouvelles variétés de blé candidates… sa bouche!
Un goût de succès et de noblesse
Dans les champs de la Ferme expérimentale d’Ottawa, Charles s’est retroussé les manches et a cultivé des rangs et des rangs d’anciennes variétés de blé. Une fois les cultures mûres, il a sélectionné dans chaque rang un seul épi de blé qui présentait les caractères physiques souhaités. Pendant les mois d’hiver, il mâchait des grains de blé sélectionnés pour évaluer la quantité de « gomme » de gluten produite. Si la gomme de gluten était collante et se tenait bien malgré la chaleur de la mastication, il s’agissait d’un bon candidat et cette lignée était resemée la saison suivante.
Pendant des années, Charles a mâché et consigné sans relâche ses observations. Il passait plus de quinze heures par jour au champ et dans son bureau, refusant même d’accueillir des visiteurs pour se concentrer sur son travail. Sa persévérance a mené à une découverte qui allait changer à jamais le paysage de l’agriculture.
En 1904, Charles a entamé des croisements avec le blé Markham, la variété que son frère Percy avait obtenue lors de ses travaux à la Ferme expérimentale d’Indian Head (Saskatoon). Après plusieurs années de sélection, de mastication, de culture, de resélection et de répétition, il a finalement obtenu un blé qui rassemblait toutes les pièces manquantes du puzzle.
Charles a nommé cette variété le blé ‘Marquis’.
Le blé ‘Marquis’ possédait toutes les qualités des meilleures variétés de blé : un rendement élevé, un potentiel boulanger impressionnant et une maturité plus précoce d’environ deux semaines, ce qui était parfait pour les nouvelles terres agricoles des Prairies. Mais le plus important, c’est que Charles ait suivi les lois de l'hérédité et que les semences des plantes obtenues présentaient une stabilité dans le temps, affichant la même rusticité, année après année.
C’était la percée dont les producteurs avaient besoin, et Charles s’est empressé à mettre ces semences à leur disposition. Les excellentes qualités de mouture et de cuisson du blé ‘Marquis’ étaient indéniables et les producteurs ont adopté avec enthousiasme cette innovation canadienne. En 1918, le blé ‘Marquis’ était semé sur une superficie stupéfiante de 20 millions d’acres, depuis le Nebraska jusqu’à la Saskatchewan.
L’expérience de Charles a été un triomphe. Elle a rendu possible la culture du blé dans les Prairies et a ouvert la voie au Canada pour qu’il se positionne ultérieurement comme une superpuissance céréalière. Le blé ‘Marquis’, en plus de constituer une nouvelle source vitale d’alimentation et de revenus pour le pays, a eu d’autres répercussions importantes.
Une légende immortelle
Les ingénieurs à l’origine de la construction du Chemin de fer Canadian Pacific étaient déjà conscients de la nécessité de construire une ligne ferroviaire traversant le pays pour transporter des produits agricoles de la ferme à une installation portuaire. Grâce à la découverte de Charles, le transport ferroviaire pouvait désormais acheminer des millions de boisseaux de blé aux Canadiens, tant au pays qu’à l’étranger. En 1915, année charnière de la Première Guerre mondiale, le blé ‘Marquis’ représentait 90 % des expéditions canadiennes de blé vers la France. Il s’agissait d’une contribution essentielle à l’effort de guerre, car les routes maritimes qui partaient de l’Argentine et de l’Australie avaient été complètement coupées. En 1948, le haut-commissaire britannique au Canada a déclaré à un auditoire en Ontario que « sans l’aide des producteurs canadiens, la Grande-Bretagne aurait perdu la [Première Guerre mondiale] en moins de deux ans ».
Aujourd’hui, toutes les variétés de blé panifiable cultivées en Amérique du Nord sont issues du blé ‘Marquis’. Cet héritage agricole témoigne des travaux pionniers de Charles Saunders, dont la persévérance et l’ingéniosité ont jeté les bases de l’obtention d’une lignée de blé florissante et, surtout, ont contribué à remplir nos estomacs.
Malgré l’impact monumental de ses travaux, Charles n’a jamais vraiment obtenu la large reconnaissance qu’il aurait méritée. Il a continué comme il l’avait toujours fait, effectuant de la recherche et publiant ses résultats au profit des producteurs du monde enstier. En 1934, il a été fait chevalier et devient Sir Charles Saunders, mais il n’est jamais devenu un nom connu. L’histoire a toujours mis en lumière des personnages plus grands que nature, comme des guerriers et des pacifistes, des grands orateurs et des leaders. N’y aurait-il pas de place dans cette histoire pour un sélectionneur à la voix douce et aux bottes boueuses?
Mais c’est peut-être une bonne chose. Charles était particulièrement à l’aise avec les producteurs, eux qui reconnaissaient encore en lui l’un des leurs. Personne ne leur en voudra de garder pour eux le plus canadien des héros.
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